Assis bord de mon lit, je n’avais pas envie d’aller à l’école. Ma mère et Isabelle s’impatientaient. Il faut préciser quand même que ma mère et Isabelle étaient institutrices à cette même école, et qu’elles devaient, comme moi, être présentes à l’heure.
Je traînais et je cherchais des prétextes les yeux rivés à mes orteils : « Et pourquoi dois-je mettre des chaussettes ? Et si je ne mets pas de chaussettes, est-ce que c’est grave ? … »
Isabelle s’impatientait. Enfin elle se décida à interpeller ma mère. « Mais donne-lui une paire de claques ! On va être en retard ! » … alors comme je connais ma mère, et que je savais qu’elle n’allait pas se faire prier deux fois, je me suis exécuté.
Cette histoire, Isabelle l’a racontée tout amusée pendant plus de cinquante ans à qui veut l’entendre. A cette époque, elle logeait chez nous après avoir eu des problèmes de santé. Samir, son mari, était en France. Samir et Isabelle étaient des amis très proches de mes parents. Je suppose que Samir a connu mon père au Parti Communiste Egyptien. J’ai toujours considéré qu’ils sont aussi ma famille, voilà pourquoi Isabelle est la seule personne au monde qui pourrait parler de me donner des claques sans que je m’en offusque.
Samir, c’est le célèbre économiste et militant marxiste Samir Amin, connu et archi connu dans le monde de l’économie politique. Mais tout ça m’était égal. Que Samir eût été économiste, dentiste, ou cordonnier n’avait aucune importance. Ce qui me plaisait c’est sa simplicité, son humour et sa bonne humeur à toute épreuve.
Mon premier souvenir de Samir et Isabelle est à Aboukir. Il y avait là un restaurant où l’on pouvait choisir son poisson ou ses gambas. J’aimais ces journées passées là-bas. J’étais encore enfant, je ne me souviens plus très bien de l’endroit, mais je revois toujours ce grand étal de poissons frais, et j’ai encore la mémoire de cette friture sur mes papilles. Un autre souvenir est à Ismaïlia. Je regrette encore cette énorme langouste vivante que nous n’avons pas achetée parce qu’elle était trop chère.
Pour me venger du sort, je me gave de langoustes à chaque fois que j’en ai l’occasion.
Samir et Isabelle sont finalement partis à Paris. Le régime de Nasser poursuivait les communistes. Il travaillait à l’institut des la planification et des statistiques, un équivalent à la Cour des Comptes en France. Il était donc trop exposé à la vindicte du pouvoir. Comme sa mère était Française, son départ clandestin d’Egypte fut rocambolesque, mais son arrivée en France s’est bien passée.
Il était en interdiction de quitter le pays, sans le savoir. C’est l’officier de police qui lui a délivré son passeport qui le lui avait annoncé. « Votre mère a sauvé la vie de mon fils » lui a-t-il dit pour expliquer sa désobéissance aux consignes. Il lui a conseillé de ne pas partir par l’aéroport du Caire. Samir est donc parti en bateau, depuis Port-Saïd.
Pourtant Samir et sa famille aimaient l’Egypte. Son père, Egyptien, et sa mère, Française étaient médecins. Après leur rencontre à l’école de médecine de Strasbourg, ils s’étaient installés d’abord en Haute-Egypte, puis à Port-Saïd.
Après ma quatrième année d’université, il ne me restait plus qu’un seul été de vacances scolaires. Ma mère voulait que je les passe en France. Elle a été voir le conseiller culturel au consulat de France :
- Monsieur, voilà plus de vingt ans que j’enseigne de français au lycée, je n’ai rien demandé pour moi-même. Aujourd’hui je viens vous demander quelque chose pour mon fils !
- Qu’à cela ne tienne madame…que puis-je faire pour vous ?
- J’aimerais qu’il puisse partir en France pendant l’été.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel du consulat. J’étais inscrit à un stage « connaissance de la France » et je devais aller choisir le thème de mon stage.
Je suis donc arrivé en France en début d’été 1971. A cette époque, la livre égyptienne n’était pas convertible. J’avais le droit d’échanger de l’argent pour mon voyage, mais seulement une somme ridicule qui ne m’aurait suffi que quelques jours. Samir et Isabelle m’ont donc donné deux mille francs. C’était une somme importante. Mais pour faire des économies, ils ont demandé à un ami sénégalais, Ibrahima, de me loger.
Après mon stage dans le sud de la France, je suis revenu à Paris. J’ai donc utilisé les deux mille six cents francs pour acheter une tente et faire un périple de deux mois en auto-stop dans toute la France.
Au bout de deux mois, ils m’ont encore donné mille francs. J’ai donc visité Paris.
Mais ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de sa générosité de cœur. La vérité est que chaque fois que je rencontre Samir, je vois qu’il s’inquiète et tente de résoudre les problèmes de tel ou tel de ses connaissances. Et je dis bien connaissance et pas amis. Il aidait toute personne qu’il estimait respectable et honnête. La seule différence est que les amis avaient droit à quelques privilèges de plus.
A Paris j’ai connu sa mère. Une femme exceptionnelle. Elle me racontait qu’en Haute-Egypte elle faisait payer les patients riches, mais soignait souvent gratuitement les paysans pauvres. Elle était à Port-Saïd lors de la guerre de Suez. Malgré la colère populaire des Egyptiens contre la France, les habitants l’ont spontanément protégée. Elle soignait les blessés victimes des bombardements.
Mon père était venu à Paris pour consulter un cardiologue et revenir plus tard se faire opérer si c’était nécessaire. « Mais monsieur lui dit le Professeur Grogogeat, si vous n’êtes pas opéré tout de suite, vous ne reviendrez jamais plus tard ! »
C’est ainsi qu’après un triple pontage coronarien, mon père a passé deux mois de convalescence chez Samir.
Samir a un petit appartement à côté du sien. Il sert à loger les amis de passage à Paris. Mon père l’appelait l’hôtel Samir.
Et la politique dans tout ça ?
Eh bien, nous discutons souvent de politique. Samir connait de très nombreux décideurs ou chefs d’Etat du tiers-monde. Il est invité un peu partout pour donner des conférences, ou des recommandations. Parmi ses connaissances, il y avait Fidel Castro, qui lui offrait d’énormes boites d’énormes cigares. Mais Samir ne fumait que des cigarettes, alors je me sacrifiais et je prenais les cigares de Castro pour les fumer moi-même.
Ce que j’aime dans mes discussions avec Samir, c’est que je peux avoir une idée de ce qui se passe dans le monde et qu’on ne dit pas dans les médias. Comme nous sommes souvent du même avis sur les événements, nous avons rarement des désaccords. Par contre, on se voit souvent autour d’une bonne table … comme à Aboukir. Nous aimons toujours les poissons et fruits de mer.
Il y a une quinzaine d’années, j’ai enfin pu convaincre Samir de se mettre au traitement de texte.
- Mais je n’ai pas besoin de ça ! moi un papier et un crayon me suffisent amplement ! Et que veux-tu que je fasse de ces machines !
- Mais Samir, est-ce que tu te rends compte ? Dès que tu termines un article, tu peux l’envoyer tout de suite partout dans le monde avec la messagerie électronique …
Ce fut laborieux, mais j’ai réussi à le convaincre.
C’est là que les problèmes se sont multipliés. Tous les deux ou trois jours, il me téléphonait :
- Mais qu’est-ce que tu as encore fait avec cette machine infernale !
- Bon je viens voir demain
J’allais donc régler le problème. Mais deux jours plus tard, il y en avait un autre.
Une fois le problème réglé, il déclarait « Bon, tu as gagné ton repas », et nous allions avec Isabelle manger au restaurant.
A cette époque mon fils était petit. Ces histoires l’amusaient beaucoup. Il se moquait de nous « Tu cliques à gauche, tu gagnes un repas ! Tu cliques à droite, tu gagnes un repas »
Après avoir passé le cap du traitement de texte et de la messagerie, Samir a décidé de créer son site internet et m’a promu « Web Master ».
Mais Samir sait maintenant se passer de moi. Il a un autre site, un autre Web Master, un blog, et je ne sais quoi encore.
Je ne suis pas superstitieux, mais Samir et Isabelle me rappellent les prières de ma grand-mère « je ne pris pas Dieu qu’il te fasse riche ou puissant, je prie pour qu’il mette sur ton chemin des gens de bien ».
Elle a été exaucée.